Cinquante millions de chinois





Selfie dans le train, selfie au musée, selfie pour une fille, selfie pour un garçon. Pour se représenter soi-même, là, tout de suite, pour montrer, se montrer, avec ou sans cadre, hors ou en contexte. Selfie pour alimenter la vitrine du soi-même, pour créer ou modifier sa personne sociale. Pour dire je suis là, regardez-moi. Pour dire je vous emmerde, regardez, regardez, regardez-moi. Selfie à plusieurs, c’est possible aussi, oui, oui, regarde tous mes amis, regarde comme j’ai des amis, des gens qui m’aiment, des gens que j’aime, je, je, je, j’existe, je suis au cœur de tout, au centre de ma vie, j’existe et le reste a moins d’importance. Je fais, je dis, je vois, mais surtout je suis là, regarde comme je suis là. Décomplexé, j’ai même pas honte de me montrer autant, je vois pas pourquoi j’aurais honte de m’aimer, ou de le faire croire, c’est important de s’aimer, regarde comme je suis aimable. Aimable, adorable, aimez-moi, regardez-moi. Décomplexé, vraiment ? Qu’est ce qui se passe quand personne n’aime mon selfie, mon self, m’aiment-ils un peu moins, m’aiment-ils encore ou tout court ? Likeur de l’instantané, likeur spontané, pourquoi tu likes pas ? Des pouces, des étoiles des cœurs, peu importe, je veux du like, preuve d’amour éphémère qui parfois s’achète, je te like si tu me likes, likons-nous, like, like, like, like me if you can.

Penser, mettre en mots

 
 
C’est toujours dur de commencer. Quoi dire, comment le dire. Elle s’isole. Pour penser. Réfléchir. Mettre en mots, mettre en forme. Il fait chaud ici. Il y a trop de bruit. Affronter la pluie ? Tout n’est pas très clair dans sa tête. Le brouillard londonien, certainement. Elle a toujours une bonne excuse ; à Paris les choses n’étaient pas moins floues.
Penser, donc. Pourquoi cela semble-t-il si difficile aujourd’hui, quand d’habitude elle n’arrive pas à stopper ce flot incessant de réflexions ? Inutiles, profondes.  Encombrantes. Aujourd’hui, rien. Rien ? C’est un vide trompeur. Comme quand on se retrouve devant une copie d’examen et qu’on a tout oublié. Parce qu’on a peur. Elle les connaît pourtant ses peurs. Elle en a apprivoisé quelques-unes, elle leur parle de temps en temps. Elle prend de leurs nouvelles, vérifie si elles vont bien. Elles sont toujours là. C’est presque rassurant, cette présence.
Penser, donc. Mettre en mots. On y va. Encore un café, s’il vous plaît. Non, pas de sucre, merci. Qu’est-ce qu’elle veut ? Elle aimerait bien le savoir, pour une fois. Elle aimerait ne plus se sentir constamment entre deux courants, ballotée par l’un, rattrapée par l’autre. Transportée de cascade en rivière, de lit en lit. Le sien, celui d’un homme, celui d’une femme. Les amis, les amants, les entre-deux. Ce qu’en pensent les uns et ce qu’en disent les autres. Elle aimerait que tout ça n’ait pas autant d’importance. Elle a toujours le sentiment que ses choix ne sont jamais vraiment les siens. Qu’ils sont le résultat d’influences indistinctes, de forces contradictoires que personne ne contrôle vraiment. Et certainement pas elle. Trouver sa place au milieu de tout ce fouillis, ce bruit de fond, est épuisant. Ne sors pas trop tard. Profite de ta vie. Sois libre. Ne le sois pas trop. Fais des études. Trouve un travail. Fais ce qu’il te plaît. Prends soin de toi. Ne sois pas trop superficielle. Habille-toi comme tu veux. Mais pas comme ça. Trouve-toi un homme. Et comment ça va, les amours ? Bientôt trente ans, faudrait peut-être penser aux enfants. La famille attend ! La famille attend. Que la famille attende. Il ne pleut plus. L’addition, s’il vous plaît. Oui, très bien, merci, bonne journée.
Ça aurait été pas mal qu’on lui enseigne à être elle-même plutôt qu’on lui fasse croire que la seule façon de vivre, c’était à deux. C’est comme ces gens qui ont appris à conduire avec un GPS. Le jour où ça plante, ils sont perdus. Apprendre à lire une carte comme on apprend à se lire soi-même. Ne pas compter sur un appareil qui peut vous lâcher sans prévenir. A cause d’une erreur de connexion, un court-circuit, un désamour progressif. Comme une batterie qui se décharge. Le couple au centre du quotidien, l’homme au centre du couple. Ca la met en colère. C’est extrêmement frustrant. Séduire, d’abord. Aimer ensuite. L’autre, toujours en perspective. Et c’est supposé la rendre heureuse. Comment peut-on compter à ce point sur quelqu’un ? C’est insensé. Et irresponsable. Rencontrer quelqu’un et lui dire voilà ma vie, elle est entre tes mains. Rends-moi heureuse. C’est tellement lâche ! Elle n’a pas envie de ça. Quatre heures. Le soleil fond déjà derrière les immeubles. Rentrer ? Pas tout de suite.
Penser. Mettre en mots, mettre en forme. Elle ne sait toujours pas où elle en est. La vie, comme une immense montagne qu’il faut gravir à coups de sonneries de réveil et de factures d’électricité. De rencontres et d’injonctions contradictoires.
Demain. Si elle a le courage.