On est la troisième personne

 
Il paraît que ça vient comme ça. Il paraît que ça vient tout seul. On dit. On dit beaucoup de choses. On est une personne, c’est la troisième, mais c’est un peu tout le monde et c’est pas vraiment quelqu’un. On est partout, on est immuable, infaillible. On a des arguments, fait autorité. On est partout, sans être tout à fait là. C’est une femme, c’est un homme, les deux à la fois, ou à la suite, la femme derrière l’homme, toujours. On est une masse, informe, indistincte. On est la réponse à qui. On demande des droits. On est indéfini, c’est toi et moi, ah non, non, c’est pas moi, non, non.
 
C'est pas moi.
 
 
 

Être et rester



Si tu restes, tu fais un choix. Tu pourrais être ailleurs, peut-être même que tu le devrais. Mais tu choisis de rester.
 
On ne choisit pas d’être.


 

Notes sur le frigo



Partir
Préparer le départ
S'imaginer déjà là-bas
Penser à tout ce qu'on n'a pas fait ici
A tout ce qui va nous manquer
A tout ce qu'on ne va pas regretter
Assumer sa décision et s'en réjouir
Se sentir jeune, au bord, prêt à sauter
L'inconnu
Attirant, effrayant, exaltant
Quitter le confort de l'habitude, rassurant et lassant
"L'avenir est devant soi"
Les phrases toutes faites
Pleines et vides de sens à la fois


Partir


 

Seulement l'au-dehors



Murmures franco-anglais. Doux sons de voix qui se mélangent.

Les couples sortent assortis. Les poussettes se plient.
C'est le printemps, il faut s'aimer. Aimons-nous.
On s'aimera quand on sera mort.
Mais la mort, c'est demain. Soyons deux, puisqu'il faudra bientôt être trois.

Les tasses, les mots s'entrechoquent. L'air entre en courant. Café goudron. Quelle mouture pour votre gravier serré ?
Une pièce pour la bonne dame, au revoir, merci ! Il n'y a plus de musique. Il n'y a pas de silence.
Seulement les voix, seulement les pièces, seulement l'au dehors.


Genou, caillou



Je n'ose pas te demander comment tu vas. 

Je n'ose pas te demander quoi que ce soit, en fait. Tu ne veux pas que sache. Alors je ne sais rien. Je ne sais pas ce qu'il se passe quand tu es à côté de moi. Je ne sais pas où tu es. Pas vraiment là. Pas vraiment ailleurs, d'ailleurs. Je force mon sourire, ris un peu trop fort à tes éternelles vannes.

"Regarde, on est heureux".

C'est fatigant.  Mes joues me font mal. Tu n'es pas dupe, je ne le suis pas non plus. A quoi on rime ? Genou, caillou, hibou, dégoût.

Ça te fait quoi quand j'essaie de te toucher ? Je les vois tes sursauts. Tes soupirs contenus. Je les ignore, je me dis que je les imagine, que c'est pas moi, que c'est autre chose. Ça marche un peu. Je retourne à mes zygomatiques, et tu es soulagé. Un peu de répit. Pour combien de temps ? Je vais pas pouvoir éviter d'avoir besoin de toi, je vais pas toujours pouvoir prétendre que rien ne me touche.

Genou, caillou, debout. Dix heures de tranquillité. Dix heures à se préoccuper de choses sérieuses. De choses matérielles et rassurantes. Ces soucis-là sont rassurants quand on essaie d'éviter de penser à ce qui gêne vraiment. Je ne sais rien, je ne veux pas savoir. Je ne veux pas savoir que tu te remplis constamment de vide parce que tout chez moi t'agace désormais. La façon dont je tortille cette petite mèche trop courte de ma nuque, parce qu'elle ne tient jamais dans mes chignons. Les chansons que je fredonne quand  tu es silencieux et que je sais pas quoi dire. La tête que j'ai au réveil. La tête que j'ai au coucher. La tête que j'ai la journée. Ma voix. Mes tics de langage, que tu trouvais pleins de personnalité, avant. Mes insécurités. Mes fiertés.

Genou, caillou, relou.


Genou, caillou, c'est tout.


Avec moi


Tu m'accompagnes. Tout le temps. Tu n'es pas vraiment là, mais je te parle. Je t'ai croisé un jour, je t'ai aimé un jour, je ne t'ai pas vraiment connu. Je t'imagine. Tu me réponds. Parfois, tu m'ignores. Je te partage mes journées, mes pensées - pas toutes. J'invente nos conversations. J'invente tes répliques. Tu es un ami, un professeur, un inconnu. Tu m'as vu grandir, ne m'as connu qu'à vingt ans, ne sais pas que j'existe. Peut-être n'existes-tu pas toi-même.  Peut-être n'es-tu pas réel. Ce n'est pas important. Tu m'as souri un jour, m'a vexé un jour, ne m'as même pas regardé. Tu es un homme, tu es une femme, un enfant. Parfois tu es moi. Parfois tu es plusieurs. Tu sais tout de ma vie et ne sais rien de moi. Tu es entré par une toute petite porte et tu prends tout l'espace que je t'accorde. Je t'oublie. Tu reviens. Sous une autre forme, sous une ancienne forme. Et tu ne le sais même pas.


Mélancolie est un joli mot



Il avait toujours aimé la mélancolie.


Il croyait que la tristesse était le seul sentiment qui soit noble.
Il se prélassait dans des abîmes de douce amertume, naviguait nonchalamment dans des mers de regrets. Pour avoir des remords, il eût fallu qu'il soit un tant soit peu dans l'action. L'action, ce n'était pas son fort. Non.
Il préférait le calme des soirées silencieuses passées à revivre de fugaces moments de son enfance. Le souvenir. Les souvenirs. Il les chérissait, conscient de leur aspect éphémère. Les souvenirs, insaisissables dans leur entièreté. Il s'amusait de la peur qu'il ressentait à les voir s'affadir, se transformer au gré de l'oubli.
C'était sa zone de confort.
La mélancolie, c'est un joli mot.


Comment pourrait-on lui reprocher de l'aimer à ce point ?




Notes sur le frigo


  • retrouver mon passeport
  • traîner le long du canal
  • respirer
  • faire de la purée
  • observer les gens en terrasse
  • partir


Coquillages et crustacés


J'ai toujours cru qu'il fallait à tout prix choisir. Et cette idée me paralysait.
Cette idée m'enfermait. Je pouvais littéralement rester plusieurs jours de suite sans sortir, sans me laver, sans parler à qui que ce soit, en essayant tant bien que mal de suspendre le temps. Pour ne pas avoir à faire un choix. Pour ne pas avoir à prendre une décision.
J'aurais pu faire comme certaines personnes que ces situations angoissent, et faire un tableau excel recensant chaque possibilité et les conséquences qui en découleraient.
Mais il faut croire que mon animal totem est l'autruche.
Que ma forteresse est en plume, enveloppée dans une housse Ikea. Ma forteresse est moelleuse, réconfortante, j'y oublie tout. Je m'y oublie moi-même.

J'ai toujours cru que je ne savais pas qui j'étais. Et cette idée m'effrayait.
Cette idée m'enfermait. Je ne comprenais pas ces personnes sûres d'elles, qui avaient des envies précises et qui faisaient se plier le monde autour d'elles pour que ces envies se réalisent. Vouloir, c'est déjà avoir choisi. On en revient à ma forteresse douce. A mon duvet fort. A mon autruche.

Il m'a donc été très facile de me perdre dans une personne. Dans plusieurs personnes à vrai dire, mais elles ne m'ont pas toutes laissées aller aussi loin dans ma perdition. J'ai du leur faire un peu peur. Je voulais être elles, je ne voulais pas être moi, je ne savais pas qui j'étais. Une coquille triste. Je cherchais un Bernard l'Hermite pour m'habiter.
Il a fallu un peu de temps, mais j'en ai trouvé un. Il cherchait une coquille à envahir. Je voulais l'admirer, je l'ai fait. Je voulais qu'il m'aime, il a daigné m'aimer. Au moins un peu. Comment peut-on aimer vraiment une coquille triste ?
Je voulais surtout qu'il me laisse l'aimer tout entier. Il ne s'est pas fait prier. Je connaissais chaque recoin de son corps. Ses rondeurs, ses angles. J'aimais sa douceur, sa force, j'aimais même la partie rugueuse de ses coudes. J'aimais son histoire, j'aimais ses colères. J'aimais ses goûts. J'aimais sa présence, là, contre moi.

J'ai toujours cru que je n'étais pas digne d'amour. Et cette idée m'était familière. Tellement, que je l'avais oubliée. Je m'effaçais au désir de l'autre, je ne voulais pas qu'on me voie moi, je ne savais pas qui j'étais. Je voulais seulement devenir indispensable. J'étais la personne la plus attentionnée que tu aurais pu rencontrer. Je ne comprenais pas qu'on me quitte. Je trouvais ça normal et douloureux, bien qu'incompréhensible.
Comment peut-on quitter quelqu'un qui donne tout ? N'est-ce pas ce que les gens veulent ? Qu'on leur donne tout ?
Il faut croire que non.


Et puis j'ai été très fatiguée. J'ai été très fatiguée. Mon Bernard l'Hermite a commencé à trouver ma coquille moins confortable. Il s'est mis à gigoter dans tous les sens, et ça me faisait des bleus à l'âme. Je n'étais qu'une coquille triste, je ne comprenais pas. Puis il est parti. J'ai failli disparaître. Tout me faisait mal, même mon duvet d'autruche était dur contre ma peau. L'amertume était partout, jusque dans les fruits d'été. Tout avait la même couleur, la même saveur. Tout résonnait trop fort, chaque mouvement était un effort. J'étais très fatiguée. J'étais une coquille triste vidée.


Viande ou poisson ? Légumes.



He's like my steak.


Your what?


You know, he's like this fine piece of meat, deliciously juicy, but you shouldn't have it more than once in a while. And that's okay, cause you don't need it more than that.


You don't need it? You don't need the meat? You mean, you don't marry the meat, you marry vegetables…?


Oh I could totally marry a cucumber.


Vous avez un message


Se sentir con. Se sentir bête de se sentir con, parce que c'est très con de s'être mis dans un tel état pour rien du tout. Parce que les gens ne sont pas disponibles pour toi au moment précis où tu penses avoir besoin d'eux, et que toi t'es là, comme un idiot, à gamberger. Et tu peux pas faire quoi que ce soit de productif, tout préoccupé que t'es à ressasser des non-conversations qui n'ont existées que dans ta petite tête stupide, et à relire celles qui sont encadrées dans une fenêtre. 

Voilà l'autoflagellation maintenant, tu te sens encore plus benêt. 
C'est sans fin.
Et il suffit d'un petit point d'exclamation à la fin d'un ridicule message pour que tu te sentes à nouveau la personne la plus aimée au monde. Ridicule. Stupide. Le cœur constamment en balance, jamais de répit, jamais de repos. En haut, en bas, très vite, par à-coups, et ça monte, et ça descend.
Un point final, et c'est la chute qui commence. Comment interpréter ce point, si simple et si peu expressif ? Un point point. Qui ne s'exclame pas, qui n'interroge pas ; un point qui conclut.

Conclure. 
Conclure, c'est mettre fin, c'est terminer, exterminer.

La fin.
Que tu ne souhaites pas voir arriver, la fin que tu redoutes, alors tu relances, un petit point d'interrogation, ça devrait le faire.

Et là tu attends. Le cœur en suspension. Il ne sait pas s'il doit fuser ou bien s'écraser lamentablement sur le sol encore parsemé des miettes de ton petit déjeuner. Mais c'est qu'il est impatient cet idiot, alors il décide que l'attente constitue une réponse en soi, et court se réfugier au sous-sol. Tu es peut-être tout aussi idiot que lui, et tentes par tous les moyens de ralentir sa chute, ce qui n'en est que plus douloureux. Deux beaux idiots. Ridicules. Stupides.
Tu cherches l'amour dans des signes diacritiques, mais ce ne sont pas eux qui portent les messages. Ce ne sont pas des messages, ce ne sont pas des preuves, ce ne sont que des signes vides de sens. Des enveloppes. Des cadres. Des contours.

La réponse est là, notifiée. Tu savoures sa présence et en retarde la lecture. Rassuré, inquiet. Que contient-elle ? Combien de temps s'est-il passé avant qu'elle n'arrive ? Suffisamment pour que tu aies fait le tour de tout ce qui ne tourne pas rond chez toi, la liste de toutes les choses que tu n'aurais pas dû dire, ou écrire autrement. Et si t'avais mis une virgule à cet endroit, peut-être que l'autre imbécile en face aurait réagi plus vite ? Plus mieux ?


Et ces trois petits points, là, ils veulent dire quoi… ?


Le lac


Bleu profond, pensées superficielles

Frontière invisible, quand saurai-je que je suis chez le voisin ?

Sonorités slaves, clapotis des vagues lentes, les valses mentent

Les cailloux effraient les canards, inconsciente cruauté de l'enfance. Alors, le bec pincé, le cygne princier, contrarié par ces étrangers imprudents qui ont osé pénétrer son lac, s'avance vers eux en silence mais avec une agressive rapidité. Redoutable efficacité.

Un bruissement d'ailes disgrâcieux. Surprenant.

Le bout des doigts gelé mais la mine déterminée ; perché sur le plongeoir, sautera, sautera pas ? 
Baignade interdite – un rêve se brise 



Nous est plus fort que moi


- Mais de quoi t'as peur, enfin ?

- Tu comprends pas.

- Non, non, ben non, je comprends pas, non.

- Tu as dit quatre fois non. Ça fait beaucoup de nons. 

- C'est ça qui te dérange dans notre conversation ? Le nombre de fois où je prononce un mot ?

- Tu comprends pas.

- ...

- C'est juste que...

- ...

- ...

- Oui...

- C'est juste que parfois j'ai peur que tu m'échappes, que je ne sache pas qui t'es, qui je suis. Que je projette sur toi des envies qui ne sont que miennes, des images qui ne sont que ce que la société attend de moi ; qui je dois être, ce que je dois faire, et comment. J'ai peur qu'en fait notre relation ne soit pas ce qu'elle est, que je ne voie pas réellement les choses telles qu'elles sont, mais selon un prisme qui déforme tout et arrange les choses à la sauce piquante. J'aime la sauce piquante. Est-ce que j'ai envie d'être de la sauce piquante ? Est-ce que tu es de la sauce piquante ? Non. Oui. Je sais pas.

J'ai parfois la sensation de me perdre dans notre relation, d'être mélangée à un nous et de ne plus savoir qui est toi, et qui est moi. Qui a acheté cette bouilloire électrique ? C'est toi ? C'est moi ? C'est nous ? C'est qui ? Pourquoi ? On boit pas de thé, pourquoi cette bouilloire ? Qui a pris la décision ? Une promotion Darty ? Un contrat de confiance ? Et puis, c'est quoi la confiance ? C'est de savoir que de toute façon tu rentreras à la maison le soir parce que j'ai fait un gratin de courgettes ? 
Non. Je fais pas de gratins de courgettes. Tu voudrais que je fasse ce genre de trucs parfois ? Je suis supposée faire ce genre de trucs, non ?

Et tu vois, cette question m'horripile. M'énerve, m'agace. Je suis pas Martine fait la cuisine, bordel, avale tes nouilles chinoises et fais pas chier, la société.

Tu m'aimes, je t'aime, on s'aime. Nous s'aime.
Tu vois cette photo, c'est nous, dessus. Ce n'est pas toi. Ce n'est pas moi. Je ne suis pas sûre d'être encore capable de réfléchir par moi-même, de penser parfois à moi avant que le nous ne surgisse, fort, puissant, imposant et inébranlable. Indétrônable. Et ça me paralyse. 
Nous est plus fort que moi. 
Je ne sais pas si je dois combattre ou me laisser fondre encore plus dans cette entité que nous devenons un peu plus chaque jour. Je ne sais pas. Non, vraiment, je ne sais pas.

- Tu as dit quatre fois non.