Genou, caillou



Je n'ose pas te demander comment tu vas. 

Je n'ose pas te demander quoi que ce soit, en fait. Tu ne veux pas que sache. Alors je ne sais rien. Je ne sais pas ce qu'il se passe quand tu es à côté de moi. Je ne sais pas où tu es. Pas vraiment là. Pas vraiment ailleurs, d'ailleurs. Je force mon sourire, ris un peu trop fort à tes éternelles vannes.

"Regarde, on est heureux".

C'est fatigant.  Mes joues me font mal. Tu n'es pas dupe, je ne le suis pas non plus. A quoi on rime ? Genou, caillou, hibou, dégoût.

Ça te fait quoi quand j'essaie de te toucher ? Je les vois tes sursauts. Tes soupirs contenus. Je les ignore, je me dis que je les imagine, que c'est pas moi, que c'est autre chose. Ça marche un peu. Je retourne à mes zygomatiques, et tu es soulagé. Un peu de répit. Pour combien de temps ? Je vais pas pouvoir éviter d'avoir besoin de toi, je vais pas toujours pouvoir prétendre que rien ne me touche.

Genou, caillou, debout. Dix heures de tranquillité. Dix heures à se préoccuper de choses sérieuses. De choses matérielles et rassurantes. Ces soucis-là sont rassurants quand on essaie d'éviter de penser à ce qui gêne vraiment. Je ne sais rien, je ne veux pas savoir. Je ne veux pas savoir que tu te remplis constamment de vide parce que tout chez moi t'agace désormais. La façon dont je tortille cette petite mèche trop courte de ma nuque, parce qu'elle ne tient jamais dans mes chignons. Les chansons que je fredonne quand  tu es silencieux et que je sais pas quoi dire. La tête que j'ai au réveil. La tête que j'ai au coucher. La tête que j'ai la journée. Ma voix. Mes tics de langage, que tu trouvais pleins de personnalité, avant. Mes insécurités. Mes fiertés.

Genou, caillou, relou.


Genou, caillou, c'est tout.


Avec moi


Tu m'accompagnes. Tout le temps. Tu n'es pas vraiment là, mais je te parle. Je t'ai croisé un jour, je t'ai aimé un jour, je ne t'ai pas vraiment connu. Je t'imagine. Tu me réponds. Parfois, tu m'ignores. Je te partage mes journées, mes pensées - pas toutes. J'invente nos conversations. J'invente tes répliques. Tu es un ami, un professeur, un inconnu. Tu m'as vu grandir, ne m'as connu qu'à vingt ans, ne sais pas que j'existe. Peut-être n'existes-tu pas toi-même.  Peut-être n'es-tu pas réel. Ce n'est pas important. Tu m'as souri un jour, m'a vexé un jour, ne m'as même pas regardé. Tu es un homme, tu es une femme, un enfant. Parfois tu es moi. Parfois tu es plusieurs. Tu sais tout de ma vie et ne sais rien de moi. Tu es entré par une toute petite porte et tu prends tout l'espace que je t'accorde. Je t'oublie. Tu reviens. Sous une autre forme, sous une ancienne forme. Et tu ne le sais même pas.


Mélancolie est un joli mot



Il avait toujours aimé la mélancolie.


Il croyait que la tristesse était le seul sentiment qui soit noble.
Il se prélassait dans des abîmes de douce amertume, naviguait nonchalamment dans des mers de regrets. Pour avoir des remords, il eût fallu qu'il soit un tant soit peu dans l'action. L'action, ce n'était pas son fort. Non.
Il préférait le calme des soirées silencieuses passées à revivre de fugaces moments de son enfance. Le souvenir. Les souvenirs. Il les chérissait, conscient de leur aspect éphémère. Les souvenirs, insaisissables dans leur entièreté. Il s'amusait de la peur qu'il ressentait à les voir s'affadir, se transformer au gré de l'oubli.
C'était sa zone de confort.
La mélancolie, c'est un joli mot.


Comment pourrait-on lui reprocher de l'aimer à ce point ?




Notes sur le frigo


  • retrouver mon passeport
  • traîner le long du canal
  • respirer
  • faire de la purée
  • observer les gens en terrasse
  • partir


Coquillages et crustacés


J'ai toujours cru qu'il fallait à tout prix choisir. Et cette idée me paralysait.
Cette idée m'enfermait. Je pouvais littéralement rester plusieurs jours de suite sans sortir, sans me laver, sans parler à qui que ce soit, en essayant tant bien que mal de suspendre le temps. Pour ne pas avoir à faire un choix. Pour ne pas avoir à prendre une décision.
J'aurais pu faire comme certaines personnes que ces situations angoissent, et faire un tableau excel recensant chaque possibilité et les conséquences qui en découleraient.
Mais il faut croire que mon animal totem est l'autruche.
Que ma forteresse est en plume, enveloppée dans une housse Ikea. Ma forteresse est moelleuse, réconfortante, j'y oublie tout. Je m'y oublie moi-même.

J'ai toujours cru que je ne savais pas qui j'étais. Et cette idée m'effrayait.
Cette idée m'enfermait. Je ne comprenais pas ces personnes sûres d'elles, qui avaient des envies précises et qui faisaient se plier le monde autour d'elles pour que ces envies se réalisent. Vouloir, c'est déjà avoir choisi. On en revient à ma forteresse douce. A mon duvet fort. A mon autruche.

Il m'a donc été très facile de me perdre dans une personne. Dans plusieurs personnes à vrai dire, mais elles ne m'ont pas toutes laissées aller aussi loin dans ma perdition. J'ai du leur faire un peu peur. Je voulais être elles, je ne voulais pas être moi, je ne savais pas qui j'étais. Une coquille triste. Je cherchais un Bernard l'Hermite pour m'habiter.
Il a fallu un peu de temps, mais j'en ai trouvé un. Il cherchait une coquille à envahir. Je voulais l'admirer, je l'ai fait. Je voulais qu'il m'aime, il a daigné m'aimer. Au moins un peu. Comment peut-on aimer vraiment une coquille triste ?
Je voulais surtout qu'il me laisse l'aimer tout entier. Il ne s'est pas fait prier. Je connaissais chaque recoin de son corps. Ses rondeurs, ses angles. J'aimais sa douceur, sa force, j'aimais même la partie rugueuse de ses coudes. J'aimais son histoire, j'aimais ses colères. J'aimais ses goûts. J'aimais sa présence, là, contre moi.

J'ai toujours cru que je n'étais pas digne d'amour. Et cette idée m'était familière. Tellement, que je l'avais oubliée. Je m'effaçais au désir de l'autre, je ne voulais pas qu'on me voie moi, je ne savais pas qui j'étais. Je voulais seulement devenir indispensable. J'étais la personne la plus attentionnée que tu aurais pu rencontrer. Je ne comprenais pas qu'on me quitte. Je trouvais ça normal et douloureux, bien qu'incompréhensible.
Comment peut-on quitter quelqu'un qui donne tout ? N'est-ce pas ce que les gens veulent ? Qu'on leur donne tout ?
Il faut croire que non.


Et puis j'ai été très fatiguée. J'ai été très fatiguée. Mon Bernard l'Hermite a commencé à trouver ma coquille moins confortable. Il s'est mis à gigoter dans tous les sens, et ça me faisait des bleus à l'âme. Je n'étais qu'une coquille triste, je ne comprenais pas. Puis il est parti. J'ai failli disparaître. Tout me faisait mal, même mon duvet d'autruche était dur contre ma peau. L'amertume était partout, jusque dans les fruits d'été. Tout avait la même couleur, la même saveur. Tout résonnait trop fort, chaque mouvement était un effort. J'étais très fatiguée. J'étais une coquille triste vidée.